La mémoire auditive : apprendre avec ses oreilles

Conférence d’Irène Aliouat au Midi-14 du 13 janvier 2022 dans le cadre du cycle « L’Homme et ses mémoires »

Les implants cochléaires se parent de bijoux

J’ai décidé de présenter ce sujet en deux parties :

  • la première partie aborde la définition et le rôle de la mémoire auditive. Comme je n’ai pas une formation scientifique, je me suis permise de rechercher cette définition sur Internet (infos essentiellement en provenance du site très intéressant de www.sebastien-martinez.com),
  • dans la deuxième partie, je vous parlerai de ma rééducation de l’écoute où la mémoire auditive est particulièrement importante.

En effet, il m’a semblé intéressant de partager avec vous mes expériences de devenue sourde à partir de la trentaine après avoir vécu une vie de normo-entendante, puis de sourde profonde à partir de la cinquantaine, implantée cochléaire depuis exactement 16 ans, au jour près. Le 13 janvier 2006, j’ai été implantée dans l’oreille gauche, puis en avril 2011 dans l’oreille droite.

Dès le 14 février 2006, l’aventure de la rééducation de l’écoute et donc de l’utilisation très active de ma mémoire auditive a commencé. Depuis ce jour, quotidiennement, mon cerveau a fait appel à la mémoire des sons d’avant mes pertes auditives et utilise les nouvelles perceptions pour les « synchroniser », trouver les sons « justes » pour créer une nouvelle mémoire auditive, ce que j’appelle aussi une nouvelle base de données.

Par ailleurs, en ma qualité de fondatrice de l’association Audition & Écoute 33, fondée en 2004, association que j’ai présidée jusqu’en 2016, j’ai vécu des expériences avec un grand nombre de déficients auditifs qui, en fonction de leur vécu et de la survenue de la surdité plus ou moins précoce, m’ont également appris beaucoup de choses.

Définition et rôle de la mémoire auditive

La mémoire auditive appartient au groupe des « mémoires perceptives » ou sensorielles comme la mémoire visuelle. Elle permet de décrypter et stocker des informations reçues par l’intermédiaire de ses oreilles : des sons, des bruits, des voix, des notes de musique, des paroles…

La mémoire auditive est constamment sollicitée par notre mémoire à court terme pour retenir et réutiliser des informations sonores du quotidien pendant un laps de temps très bref.

Sans cette fonction fondamentale, il nous serait impossible d’associer un bruit à un objet, une voix à une personne ou un son à un mot. La mémoire auditive est aussi déterminante dans la compréhension de la parole. Quand un interlocuteur vous parle, il émet des sons à un certain rythme. Pour identifier tous les sons qui forment un mot, ces sons doivent être assemblés ensemble : la mémoire auditive permet de conserver les sons prononcés durant un temps suffisamment long pour permettre leur articulation.

Cependant, il y a une différence entre la mémoire auditive et la mémoire verbale. Ces deux types de mémoire sont souvent confondus, mais elles sont pourtant bien différentes.

La mémoire auditive est sensorielle alors que la mémoire verbale est analytique.

Pour comprendre cette différence, nous pouvons regarder du côté de nos amis les animaux qui, contrairement aux humains, ne sont pas pourvus de mémoire verbale. En effet, ils n’ont pas de langage à proprement parlé. En revanche, ils ont la faculté de mémoriser les sons.

Un petit exemple personnel :
Nous avons gardé pendant 1 an et demi un petit caniche pour des amis américains pendant leur séjour de 18 mois aux USA. Teddy n’était qu’un chiot lorsque nos amis l’ont accueilli dans leur foyer et il répondait très bien à l’ordre « sit down » ou à la remarque affectueuse « good boy ». Il avait un peu plus d’un an, lorsqu’il était venu dans notre foyer et nous rigolions bien, en nous disant que Teddy était bilingue, lorsque l’ordre « assis-toi » ou la remarque affectueuse « gentil chien » provoquaient les mêmes réactions du chien. En réalité, c’était l’intonation de notre voix, la manière de nous adresser à lui, qui lui permettait de comprendre ce qu’on lui « disait ». Ce n’était pas une compréhension verbale, bien sûr, mais le son énoncé à travers un « ordre » ou grâce à une voix empreinte d’affection était bien mémorisé par le chien.

Ainsi, mémoire auditive et mémoire verbale n’empruntent pas les mêmes connexions neuronales. Le siège de la mémoire auditive se trouve au niveau du cortex auditif du lobe temporal, alors que la mémoire verbale utilise toutes les aires du langages situées principalement sur l’hémisphère gauche de notre cerveau.

Voici quelques exemples d’utilisation de la mémoire auditive qui est souvent employée pour retenir des informations sonores à très court terme avant de les restituer. C’est le cas par exemple quand :

  • Vous écoutez la radio et entendez une question qui vous permettrait de gagner un prix. Vous vous empressez de noter le numéro de téléphone pour participer au jeu concours.
  • On vous présente une personne : vous utilisez dans un premier temps votre mémoire auditive pour vous souvenir de son nom et de sa prononciation.
  • Vous répétez la phrase d’une autre personne afin de l’imiter spontanément.

La mémoire perceptive de nos cinq sens

La mémoire auditive est l’une des cinq mémoires perceptives liées aux sens.  La mémoire perceptive est la mémoire de l’interprétation et des sensations procurées par nos cinq sens : la vue, l’odorat, le toucher, le goût et donc l’ouïe.

Elle peut devenir une mémoire à long terme qui peut s’exprimer dans la durée ou même pendant toute la vie. Nos cinq sens se soutiennent mutuellement pour accroître nos performances globales dans la mémorisation, mais bien souvent, on a l’impression d’être plus performant dans l’un des sens au détriment de l’autre.

Bien souvent, notre cerveau compense la faiblesse ou l’absence d’un de nos sens en rendant plus performant un de nos autres sens et donc de nos mémoires perceptives !

Exemples personnels :

En tant que devenue-sourde, parce que j’ai dû me confronter à l’apprentissage de la lecture labiale, j’ai rapidement compris que ma mémoire auditive est bien plus forte que ma mémoire visuelle. Je suis incapable de mémoriser les mouvements des lèvres pour me permettre de former un mot ou plus dure, une phrase complète. Je connais des malentendants sévères de naissance qui ont développé une capacité de lecture labiale tout à fait stupéfiante. Leur audition défaillante et donc leur mémoire auditive très lacunaire les ont aidés à développer le sens de l’observation et ainsi travailler leur mémoire visuelle.

Parce que j’ai perdu l’audition, je suis devenue extrêmement sensible aux vibrations qui me permettent aujourd’hui, lorsque je ne porte pas mes processeurs, donc lorsque je suis dans la surdité totale, de percevoir une présence (déplacement du vent, vibrations diverses) ou de percevoir que mon mobile que je tiens dans ma main émet un son (très petites vibrations).

Idem pour l’odorat : je suis devenue bien plus sensible aux odeurs et tant mieux, car cela m’a permis déjà bien souvent de comprendre que j’ai oublié une casserole sur le feu…. Qui n’a pas vécu le même oubli ? C’est donc bien utile d’avoir un odorat bien développé !!

La mémoire auditive est capitale dans la création musicale et possède, tout comme la mémoire visuelle, un sous-système : celui de la mémoire échoïque (du mot écho). Cette modalité d’entrée des perceptions auditives dans le système de mémoire permet le stockage des bruits, des sons, des voix ou des notes de musique. Plusieurs études ont démontré que cette mémoire permet de stocker plus d’informations que la mémoire visuelle du fait qu’elle est un peu plus longue (entre 3 et 4 secondes) que la mémoire visuelle, généralement très courte (de 200 millisecondes à 3 secondes).

Mais la mémoire auditive peut également conduire à une mémoire à long terme. Chaque individu constitue au cours de son existence une connaissance auditive plus ou moins étendue ce qui nous permet entre autres de :

  • Comprendre les mots prononcés dans une langue connue
  • Se souvenir de la voix d’une personne
  • Reconnaître le son d’une mélodie.

Un événement traumatique comme les bruits assourdissants d’une explosion ou d’un accident de voiture, peut rester gravé en nous pendant des années. Après la disparition d’un être aimé, on peut encore entendre le timbre de sa voix pendant longtemps et ce n’est que peu à peu qu’on perd la mémoire de cette voix disparue à jamais.

La mémoire auditive, comme l’ensemble des mémoires perceptives, est gérée en partie par le cerveau et en partie par les différents organes des sens. Ainsi, le nerf auditif et les cellules ciliées à l’intérieur de l’oreille interne (cochlée) sont impliqués dans la mémoire perceptive auditive.

Travailler et améliorer sa mémoire auditive 

A la naissance, nous sommes plus ou moins égaux, sauf les enfants nés sourds ou malentendants qui sont nés avec le sens de l’ouïe défaillant. En grandissant, au cours des phases d’apprentissage et dans l’utilisation que l’on en fait tous les jours, cette faculté gagne ou perd en efficacité. Autrement dit, Mozart n’est pas arrivé au monde avec un don inné pour mémoriser les compositions musicales, mais il a acquis cette capacité extraordinaire à force de travail et de passion.

Il est donc possible d’améliorer la mémoire auditive grâce à un travail d’écoute pour gagner en performance, c’est-à-dire pour retenir plus d’informations sonores, plus facilement et pour plus longtemps. Plus vous sollicitez les circuits neuronaux qui interviennent dans les processus de la mémoire auditive, plus vos capacités se développeront à ce niveau.

Entretenir sa mémoire auditive lorsqu’on perd ses facultés auditives

Notre cerveau enregistre ce que notre corps perçoit. Lorsque les capacités auditives diminuent, soit par suite d’une surdité de perception précoce comme la mienne, soit par suite d’une presbyacousie liée à l’âge, la stimulation neuronale diminue de manière plus ou moins progressivement. La rééducation de l’écoute grâce à une prise en charge avec des appareils de correction auditive permet de limiter le déclin cognitif, processus inévitable lorsqu’il n’est plus possible d’utiliser la mémoire auditive, ou de manière très lacunaire.

J’ai été suivie par plusieurs orthophonistes au cours de mes années où la surdité s’était amplifiée entre le début de ma trentaine jusqu’au seuil de mes cinquante ans lorsque j’avais atteint la surdité profonde. Le travail de rééducation de l’écoute était performant parce que je n’avais jamais arrêté d’écouter de la musique ou des documentaires à la télévision, notamment avec des casques FM ou des boucles à induction magnétique qui permettent d’amener le son directement dans l’appareil auditif. Le travail avec l’orthophoniste avant et suite à l’implantation m’a aidé à performer ce que ma mémoire auditive de l’avant la survenue de la surdité pouvait me restituer.

Témoignage de mon expérience de la rééducation de l’écoute

En février 2006, lorsqu’on a branché pour la première fois le processeur vocal à la partie implantée dans l’oreille interne gauche, toutes les perceptions auditives, à part quelques exceptions, étaient très différentes de ce que j’ai eu dans « la base de données » de ma mémoire auditive.

L’oreille interne utilise environ 15 000 cellules ciliées ou sensorielles pour capter notre environnement sonore. L’implant cochléaire, quant à lui, ne fonctionne que grâce à une vingtaine d’électrodes. Les systèmes d’implants cochléaires convertissent les sons environnants en impulsions de courant électrique codées. Ces impulsions électriques stimulent le nerf auditif et le cerveau les interprète comme des sons. La différence est donc énorme.

Ce premier jour, les voix de femmes, d’hommes et d’enfants avaient toutes la même intonation métallique, robotique. Je me souviendrai toujours de la demande de Géraldine, mon audioprothésiste : me comprenez-vous, Madame Aliouat ? C’était miraculeux de comprendre chaque mot, mais en revanche, c’était très bizarre et surprenant d’entendre cette voix robotique. Mon mari m’avait accompagnée à cette première séance d’activation et de réglages. Il se trouvait sur le côté opposé de mon oreille implantée. Lorsqu’il m’avait posé à peu près la même question, je le comprenais parfaitement, mais sa voix était identique à celle de Géraldine … !

C’est ainsi que mon cerveau a commencé à rechercher dans ma mémoire auditive les différents timbres de voix connues pour progressivement les synchroniser avec les nouvelles perceptions auditives.

En rentrant à la maison, nos deux fils nous attendaient pour me bombarder de questions. Ils étaient éberlués de me voir répondre sans aucune hésitation et moi, j’étais éberluée de percevoir que leur voix avait mué, que chacun d’eux avait un accent bien à lui, une manière très personnelle dans l’intonation pour s’exprimer. Ma mémoire auditive avait, là encore, recherché dans ce qui lui restait de l’ancienne voix et avait dû retravailler pour me rendre progressivement un son mixé car les voix des jeunes garçons étaient devenues des voix d’hommes. Je garde un souvenir ému de ces instants.

Une évolution de perception très rapide, de jour en jour

Une amie implantée m’avait dit : tu verras que dès le lendemain du premier branchement, les bruits, sons et autres perceptions auditives se normalisent peu à peu. Chaque jour, je percevais des améliorations, car oui, j’avais une mémoire auditive performante du fait que je l’avais travaillée jusqu’au bout et j’ai eu le privilège de bénéficier de l’implant cochléaire très rapidement.

Mon chirurgien avait des craintes par rapport à la différence de perception entre l’oreille gauche implantée et l’oreille droite qui m’offrait encore des restes auditifs appréciables grâce à une aide auditive surpuissante. Mais je pense que j’ai justement bien progressé grâce à ces deux perceptions totalement différentes qui ont obligé mon cerveau de faire appel à ma mémoire auditive. La synchronisation des sons s’est faite de manière incroyable. Au bout de seulement 4 mois de rééducation de l’écoute, j’avais récupéré une vie familiale et sociale presque normale.

Je conserve des souvenirs précieux de la redécouverts de la nature : réentendre le bruit des feuilles sous mes pas, réentendre le chant du coucou et d’autres oiseaux, réentendre la pluie et le vent…

Puis, j’ai passé beaucoup de temps à écouter de la musique, surtout de la chanson française, car cela me permettait de travailler à la fois la compréhension de la parole et l’identification des instruments et des sons. Grâce à des aides techniques (boucle d’induction magnétique ou casque) qui permet l’écoute de la musique directement dans l’oreille, j’ai vécu des moments de pur bonheur lorsque je me rendais compte que des morceaux connus avant ma surdité redevenaient de plus en plus naturels comme je les avait entendus il y a beaucoup d’années : merci à ma mémoire auditive !!

Sans les aides techniques et donc l’écoute directe dans mes processeurs, la musique était longtemps un exercice difficile et le chant encore bien plus.

Dès 2010, mon oreille droite avait perdu le peu de restes auditifs encore utiles et l’implantation cochléaire à droite au printemps 2011 devait me ramener à une audition stéréophonique. Malheureusement, la partie interne avait présenté un dysfonctionnement ce qui a conduit à l’explantation et à la réimplantation en avril 2013. La rééducation de l’oreille droite s’est révélée plus compliquée et bien qu’elle soit aujourd’hui aussi performante que la gauche, les perceptions auditives restent légèrement différentes. Lorsque je chante, je m’appuie sur ma mémoire auditive pour trouver le bon ton, pour correctement chanter la mélodie car mes deux oreilles me renvoient un son légèrement différent. Si d’autres chantent près de moi, j’ai l’impression que je chante faux. Heureusement, mes proches me confirment toujours que ce n’est pas le cas, mais je reste dans une forme d’insécurité qui fait que je n’oserais plus jamais chanter dans une chorale.

Néanmoins, je sais que ma mémoire auditive est bonne ce qui me permet de chanter pour moi toute seule. Grâce à mes tout nouveaux processeurs, reçus ce mardi 11 janvier, je peux écouter de la musique directement dans mes oreilles, sans aucun accessoire Bluetooth (nécessaire avec les processeurs précédents). J’aime aller marcher en écoutant de la musique car je marche mieux, sans sentir de la fatigue !

L’évolution technologique depuis 16 ans est inouïe, mais les résultats sont variables d’un individu à l’autre, justement en raison de la mémoire auditive acquise avant l’implantation et bien sûr aussi à cause de quelques autres facteurs.

Pour aller plus loin

Regarder l’émission AlloDocteur que le Magazine de la Santé à consacré à l’implant cochléaire.