Notre rapport au temps
Texte de la conférence du 13 novembre 2003 – Par Françoise Smyth-Florentin
Introduction
On l’a dit : notre civilisation, à l’échelle du monde actuel, bégaie dans son rapport au temps. Mais le concept est trop vague ou théorique ou désincarné. « Nous » ? Quel « temps » ?
Par « nous », nous entendrons, toutes familles spirituelles confondues, les cultures du livre. Qu’il s’agisse même des plus délirantes églises fondamentalistes américaines (4 à 6 millions de membres d’églises millénaristes, créationnistes, etc), aux plus violentes formes de communautarisme islamiste wahabite et autres, il y a une référence (certes pour plusieurs devenue folle) à un corpus de textes plus ou moins cohérents et constitué en canons qui sont loin d’être sans communication entre eux. Les Apocalyptiques du Texas lisent des textes que nous étudions sereinement depuis des siècles en Occident. Le désenchantement des grandes histoires messianiques du salut et des lendemains qui devraient chanter laissent notre monde sans horizon d’attente partagée et ceux qui font profession d’espérance cherchent désespérément leurs mots. Il y a un creux constamment comblé d’un excès de célébration, creux qui s’occulte grâce à des ruses avec l’amnésie. Tout se passe comme si un passé peu important nous contraignait à de moins en moins de mémoire. Les peuples du livre répètent leur leçon sans en attendre vraiment le changement qui rendrait leur terre ou leur vie habitables.
Nous allons donc essayer de reprendre les choses au commencement, pas aux origines et à leurs fantasmes. Au moment de la création de ces mythes – au bon sens du terme – qui structurent notre rapport au temps, et notre discours sur le rapport au temps.
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L’avenir de l’humanité et la responsabilité de la science
Résumé et texte de la conférence du 18 mars 2004 – par Jean-Pierre Dupuy, philosophe
La prétendue neutralité de la science
Cette question est abordée avec Max Weber (1917), pour qui la science est libre de valeurs, n’ayant rien à dire dans la lutte inexpiable et éternelle qui oppose les différentes valeurs entre lesquelles nous sommes écartelés, ce qui, avec la distinction entre éthique de la responsabilité (réservée au politique) et éthique de conviction (au plan personnel) amène à conclure, peut-être un peu vite, que la responsabilité de la gestion des conséquences de la science incombe au politique.
L’idée qu’il n’y a ni savoir ni maîtrise, pour la plupart d’entre nous, dans ce que Max Weber appelle le désenchantement du monde n’exclut pas qu’il y subsiste, paradoxalement, de la croyance et de l’acte de foi, par exemple lorsque nous comptons sur le tramway que nous prenons.
Réfutant la thèse que la science et la technique seraient des moyens inertes au service d’une volonté politique, et l’affirmation selon laquelle les hommes peuvent vivre ensemble et résoudre leurs problèmes en toute autonomie (en dehors de toute transcendance, religieuse ou non), l’intervenant s’interroge sur la possibilité d’une science comme pure immanence, pouvant et devant viser à n’être que pure opérationnalité.
Le problème théologico-scientifico-politique
Vouloir seulement dégriser le discours sur la science et la
technique, avec Dominique Lecourt (Humain, post humain) rend aveugle au
tragique de notre condition et à la gravité de la situation et incapable
d’admettre que l’on puisse à la fois placer l’amour de la science et le
désir de connaître au sommet des valeurs qui fondent l’humanité tout en
affirmant qu’elles constituent aujourd’hui l’une des principales
menaces qui pèsent sur l’avenir de l’humanité.
Appuyé, parmi d’autres, sur le message d’alerte du Président de la
République à Johannesburg (la maison Terre brûle), voici des extraits du
message proposé par l’intervenant :
Le mode de développement scientifique, technique, économique et politique du monde moderne souffre d’une contradiction rédhibitoire. Il se veut, il se pense comme universel. Et pourtant il sait désormais que son universalisation, tant dans l’espace (égalité entre les peuples) que dans le temps (durabilité ou « soutenabilité » du développement) se heurte à des obstacles insurmontables. Dès lors, il faut que la modernité choisisse. Ou bien le monde actuellement développé s’isole, avec des boucliers de toutes sortes, ou bien s’invente un autre mode de rapport au monde, à la nature, aux choses et aux êtres, qui pourra être universalisé, à travers une métamorphose où la science et la technique devront jouer un rôle essentiel.
Pourquoi nous avons besoin de l’avenir
Contre l’idée reçue selon laquelle nous aurions à répondre de nos actes devant les générations futures, c’est par rapport au destin de l’humanité que nous avons des comptes à rendre, donc par rapport à nous même, ici et maintenant, comme le rappelle cette maxime de la sagesse amérindienne : « La Terre nous est prêtée par nos enfants », qui nous invite à voir notre présent avec l’exigence d’un regard que nous aurons nous même engendré.
Quand les technologies convergeront
Le rôle des nanotechnologies (la manipulation de la matière, atome par atome) est au cœur de la technologie qui se profile à l’horizon (20 à 30 ans), où s’opère la convergence de toutes les disciplines qui nous met à l’opposé du rêve cartésien (« se rendre maître et possesseur de la nature ») car elles visent précisément à la non maîtrise, déjà à l’œuvre (vie artificielle, algorithmes génétiques, robotique, intelligence artificielle distribuée). L’ingénieur de demain ne sera pas un apprenti sorcier par négligence et ou incompétence, mais par finalité.
Après enquête sur un vaste programme interdisciplinaire lancé aux Etats-Unis en juin 2002, sous l’acronyme des NBIC (Nanotechnologies, Biotechnologies, technologies de l’Information et des sciences Cognitives), il s’avère qu’il recoupe un message inquiétant sur la post humanité, relayé par la revue de la World Transhumanist Association, avec comme rédacteur en chef adjoint un certain William Bainbridge, co-responsable du financement du programme.
Dépasser la problématique des risques
Plutôt que d’évaluer les risques (incalculables) et d’agiter le principe de précaution (inopérant), il faut évaluer les effets de cette nouvelle forme de science et de technique, sur le rapport à la nature (ontologiques), sur le rapport à la connaissance (épistémiques), sur la possibilité même de l’éthique (éthiques) et sur les catégories (métaphysiques : à quand la fusion du naturel non vivant, du vivant et le l’artefact ?).
The Matrix, la science et les transhumanistes
Il n’est plus temps de hausser les épaules et de tourner le rêve de post humanité en dérision. Il faudrait plutôt aider la communauté scientifique à sortir de son double langage (perspectives grandioses / science modeste), bien illustré par le ratage du génie génétique.
La responsabilité de la science
En refusant la spécialisation, dont la science tire pourtant ses plus beaux succès, il convient de mettre la science en culture (Jean-Marc Lévy-Leblond). Des savants avec des œillères, c’est précisément ce que nos sociétés ne peuvent plus se permettre de former, d’entretenir et de protéger. Nous avons besoin de scientifiques « réflexifs ». Quant à Dieu, qu’ils se passent de cette hypothèse si tel est leur bon plaisir.
Le débat est revenu, entre autres, sur le principe de précaution (parlons d’inaction lorsque nous ne croyons pas à ce que nous savons – cf. l’ouvrage publié sur le catastrophisme éclairé), l’absence d’un comité d’éthique transnational sur les nanotechnologies (il y a les nano-armes) et le conflit social sur la recherche (la problématique traitée ici en est absente).
Jean-Louis Janin
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